- ils sont apparus aux États‑Unis à peu près à la même époque
- ils ont été tous deux marginalisés, qualifiés de « mauvais genres »
- ils ont été, et sont parfois encore, populaires et engagés
Rien d’étonnant donc à ce qu’ils se soient rencontrés.
Le jazz est né à la fin du XIXe siècle dans le sud des États‑Unis, « officiellement » à la Nouvelle-Orléans. D’abord rustique et populaire, ce genre musical était fabriqué dans les rues à l’occasion de fêtes ou de cérémonies, ainsi que dans de nombreux établissements de Storyville, le quartier des plaisirs de la Nouvelle-Orléans abritant les cabarets, dancings, bordels et autres maisons de jeu. Suite à un exode important de la population noire du Sud vers le Nord du pays, c’est surtout à Chicago que le jazz se fera connaître. Il sera la musique des années 20 et 30, soit l’ère de la Prohibition... La consommation d’alcool est interdite sur tout le territoire américain et un trafic se met en place à l’échelle nationale. Dans ce contexte, le jazz est plus qu’une musique de danse, c’est aussi une musique de revendication et de transgression.
C’est justement à la fin des années 20 qu’apparaît aux États‑Unis un style de roman policier baptisé « hard-boiled » (dur-à-cuire). Comme son nom l’indique, il se démarque du roman à énigmes classique en privilégiant l’action et la violence plutôt que la déduction. C’est un roman volontiers social quand il décrit les travers de la société américaine (pauvreté, corruption, prostitution...). Privés et gangsters y apparaissent et fréquentent davantage les bars des quartiers mal famés que les salons bourgeois.
Le jazz fait alors son entrée dans le polar.
Il est difficile de savoir quel auteur a le premier évoqué le jazz dans un roman policier. Les polars récents semblent s’en emparer plus volontiers que ceux écrits avant la Seconde Guerre Mondiale. Le jazz est d’abord une musique instrumentale d’improvisation, ce qui impose aux jazzmen d’être toujours neufs et toujours bons. Rien dans un solo n’est prévu et les références ne peuvent être qu’un enfermement proche de celui de la musique classique qui s’adresse à des mélomanes. C’est peut-être ce refus de l’enfermement bourgeois et académique qui fait qu’un polar est jazzy et non, comme poncif obligé, la simple référence (en passant) à un jazzman ou à un morceau connu, comme on le ferait pour une spécialité culinaire.
Le roman noir américain et le jazz, se trouvèrent naturellement liés, victimes dans les années 20 d’un même ostracisme de la part des milieux officiels de la littérature et de la musique. Le jazz trouva refuge dans des lieux peu recommandables et de (très grande) tolérance. Lors de la Prohibition, la pègre américaine avait besoin d’un alibi culturel pour ouvrir des lieux qui servaient de circuit de distribution parallèle pour l’alcool, notamment à Chicago.
À New York, la stratégie fut différente, et la mafia fit le choix d’ouvrir des clubs très chics pour le public blanc huppé, comme le très célèbre Cotton Club. La cohabitation entre les musiciens de jazz et le milieu du crime organisé qui payait bien fut donc très fructueuse, et le jazz s’est ainsi développé dans le même univers que celui décrit dans les romans noirs.
Dans tous les cas, le jazz contribue à donner une tonalité noire au polar qu’il hante. Les polars jazz sont riches d’enseignements. Certains d’entre eux n’échappent pas aux poncifs du genre (musiciens torturés et incompris, chanteuses aux mœurs dissolues sous l’emprise conjuguée de la drogue et du gangster de service, impresarios véreux, clubs miteux, etc.), mais il faut dire à leur décharge que dans certains cas la réalité dépasse la fiction. D’autres, plus authentiques, décrivent avec une précision quasi documentaire certains milieux du jazz. En marge du polar, il existe aussi une vaste littérature (auto)biographique qui peut s’apparenter, tant sur le fond que sur la forme aux romans noirs de Raymond Chandler, comme Moins qu’un chien (Charlie Mingus) ou La rage de vivre (Milton "Mezz" Mezzrow).
Nous ne savons pas qui a, le premier, évoqué le jazz dans un roman policier. Cette musique semble plus souvent évoquée dans les polars récents que dans ceux écrits avant la Seconde Guerre mondiale. Quand un auteur actuel situe l’action de son roman dans les années 20, il a pu effectuer des recherches sur la période et son œuvre est finalement plus documentée historiquement que celle des premiers écrivains « hard-boiled » qui n’avaient d’ailleurs pas forcément le même objectif littéraire.
Au cours des années 20, New York devient la capitale du jazz avec de grands orchestres jouant dans les cabarets (Duke Ellington au Cotton Club) et de petites formations dans les nombreux clubs de la 52e rue, baptisée Swing street. Toujours à New York, le quartier de Harlem voit sa population noire augmenter considérablement durant cette période, au point de devenir un ghetto. Il sera le théâtre d’un mouvement d’artistes noirs revendiquant leur héritage baptisé « Harlem renaissance », qui mêle culture d’avant-garde et culture populaire (dont le jazz). Harlem est également le décor des premiers polars de Chester Himes : La Reine des pommes, Il pleut des coups durs et Couché dans le pain.
Le principe du morceau de jazz utilisé dans un roman pour dévoiler le caractère ou l’état d’esprit d’un personnage est une pratique courante pour Michael Connelly. Son héros, Harry Bosch, de la police de Los Angeles, est un amateur de jazz et cette musique accompagne chacune de ses enquêtes. Dans Le Dernier coyote, l’émotion qu’il ressent au début de son enquête est soulignée par le thème Willow weep for me de Clifford Brown, qu’il écoute sur sa chaîne hi-fi.
D’après Ronald L. Morris (Le jazz et les gangsters), le jazz n’aurait peut-être pas connu un tel essor sans le « mécénat » et la protection des truands. Le célèbre Cotton Club, par exemple, avait été créé en 1923 par le gangster Owney Madden dans le but d’écouler sa bière, son alcool de contrebande et certainement de blanchir l’argent d’autre activités. Juste retours des choses : il existe des centaines de polars (romans, films, BD, pièces de théâtre, etc. ) dont l’action sur déroule sur fond de jazz.
En France, il va exister une fascination pour le polar américain et le jazz. En 1945, apparaît la Série noire qui édite Chaze, Petter Senney... Entre 1960 et 1970, les auteurs mettent vraiment du jazz dans leurs polars avec, notamment, Chester Himes (1909-1984), Noir américain, exilé en France. Aux États‑Unis, il a fait des tas de métiers... et de la prison. C’est Marcel Duhamel, directeur de la Série noire, qui le fait venir en France où il écrit La Reine des pommes (1957) qui reçoit, en France, le Grand prix de la littérature policière. Il a deux héros noirs, Ed Cercueil et Fossoyeur, policiers américains excentriques que l’on retrouve, par la suite, dans une dizaine de romans. L’auteur nous parle du Harlem miséreux, de la condition de l’homme noir... Chester Himes a vécu à Paris, connu quelques jazzmen et inauguré avec La Reine des pommes une série de romans policiers, sorte de préfiguration du « polar contemporain » nourri au jazz, dans un Harlem chaud bouillant.
Il est peu étonnant de constater que la drogue est un sujet récurrent dans les polars qui prennent comme sujet le milieu du jazz. La Neige était noire (1965), de Malcolm Braly met en scène un saxophoniste fumeur d’herbe traqué par un policier sournois. L’Ange du jazz (1983), de Paul Pines, a été écrit par un ancien propriétaire de boîte de jazz qui intègre dans son récit des éléments probablement tirés de son expérience. Citons de même le recueil Les treize morts d’Albert Ayler qui, comme son titre ne l’indique pas, regroupe quatorze nouvelles traitant de la disparition mystérieuse du saxophoniste, retrouvé mort - officiellement par noyade - dans l’East River en 1970. Et également les romans de David Goodis (1917-1967), avec par exemple Tirez sur le pianiste (Down There, 1956), adapté au cinéma par François Truffaut en 1960.
Bien loin des éclats du free, Chet Baker est au centre d’un étonnant polar écrit par un musicien. Sa carrière fut perturbée par la drogue. Sa mort, dans des circonstances pas totalement éclaircies, a inspiré à Bill Moody une enquête de son pianiste-détective Evan Horne, Sur les traces de Chet Baker (2002). Jean-Patrick Manchette, le père du néo-polar décédé en 1995, était un passionné de jazz. De lui, on peut citer Le Petit bleu de la côte ouest, un roman adapté au cinéma par Jacques Deray et Alain Delon avec le film 3 hommes à abattre. On y trouve des références permanentes au jazz. Il a été mis en BD par Jacques Tardi.
Toujours le jazz, plus récemment, dans ces histoires que racontent des auteurs qui n’hésitent pas, comme Marc Villard, à considérer le polar comme « un rythme ternaire avec une écriture fluide qui coule à la West Coast ». Jean Echenoz emprunte le titre d’un standard Cherokee (à la recherche d’un disque dérobé) pour son deuxième livre. L’Andalou Antonio Muñoz Molina raconte la vie tumultueuse d’un pianiste de jazz dans L’hiver à Lisbonne, hommage de l’auteur au film noir américain et au jazz. Walter Mosley fait revivre un vieux musicien de blues dans La Musique du diable.
Plus récemment encore, Los Angeles semble avoir connu après la guerre une vague de corruption particulièrement importante au sein de sa classe politique et de sa police, ce qui a inspiré certains écrivains dont le plus célèbre est sans doute James Ellroy, avec son Quatuor de Los Angeles. Au fil de ces quatre romans, le jazz est régulièrement présent, en particulier dans le volume White jazz où Art Pepper fait une apparition.
Le cinéma prend le relais du récit policier et dès lors, le cinéma et le roman noir s’enrichissent l’un l’autre de leurs techniques de narration : atmosphère sombre, images contrastées noir et blanc, érotisme, déconstruction du temps du récit, voix off, dialogue vif et bref... Dans les années 50, le jazz commence à être utilisé pour accompagner des scènes de films qui ne sont pas directement liées à cette musique. Son association avec le film noir est souvent réussie. Le jazz semble en adéquation avec ce genre cinématographique. Il possède des capacités évocatrices très fortes. On fait donc appel à des musiciens de jazz pour composer des musiques de films.
Après New York, Los Angeles est sans doute la ville que l’on retrouve le plus fréquemment dans les polars liés au jazz. Devenue un pôle économique et artistique important après la Seconde Guerre mondiale, la ville attire les musiciens, notamment parce qu’elle héberge les studios de cinéma d’Hollywood qui les recrutent pour enregistrer des musiques de films.
Mais le cinéma noir n’a pas jeté son dévolu sur ce genre musical par hasard. Les instruments utilisés dans le jazz, la façon même dont cette musique est construite, la rendent capable plus que toute autre d’évoquer des émotions qu’un bon polar fait naître également.
À partir des années 30, les rapports se sont individualisés de part et d’autre. Le soliste de jazz a pris de son importance d’un côté, tout comme le héros policier de l’autre. Ce mimétisme s’est poursuivi dans le cinéma durant les années 40 et 50. Le jazz, qui est une musique essentiellement instrumentale, est particulièrement adapté pour suggérer des ambiances et le polar a besoin du jazz pour décrire des atmosphères, dans les romans noirs comme dans les films. Avant les années 40, les canons du cinéma hollywoodien interdisaient aux Noirs et aux Blancs de figurer ensemble à l’écran. Il y a donc très peu de films avant cette date où le jazz, musique essentiellement jouée par des Noirs, est omniprésent dans le cinéma.
Ce n'est que dans les années 50, dans des longs métrages qui seront déjà des relectures du genre, que leur attraction réciproque deviendra coopération. Les raisons de l'association sont ailleurs, dans une rencontre imaginaire, où roman noir, film noir et musique noire sont les différentes facettes d'un revers d'une même médaille : le rêve américain.
Quand les films ont commencé à raconter la face cachée de l'Amérique, cherchant les héros déchus dans les bas-fonds des grandes villes où la prohibition, la prostitution, la drogue et les règlements de compte ont force de lois, ce sont les lieux mythiques du jazz qu'ils ont investis.
Après les lieux, c'est au niveau de la forme que les films criminels et le jazz se trouvent en connivence. A partir du bop, au début des années 40, le musicien n'est plus un membre indifférencié d'un ensemble cohérent : c'est un homme seul qui lutte pour imposer violemment son art, n'hésitant pas à détruire les thèmes.
Il y a la même solitude chez le gangster de cinéma, la même lutte vaine et désespérée des perdants : à la fatalité de la répression (sociale ou mentale) répond la fatalité de la révolte.
Si on s’essayait à une classification, évidemment incomplète ou maladroite comme toute tentative de rangement, on pourrait trouver les propositions suivantes :
1) Le jazz « musique de l’image » :
C’est le cas le plus fréquent, le plus banal aussi : du jazz que l’on « utilise » comme on le ferait de la musique classique, ou des chansons pop. Le jazz qu’on « colle » aux images induit une atmosphère musicale qui habille le film comme une seconde peau. Il est des exemples réussis de cette association. Il y a donc des partitions « cultes » avec des musiciens compositeurs qui se sont pliés aux règles du genre cinématographique, et en réussissant leur coup. Ainsi Otto Preminger a travaillé en étroite collaboration avec Duke Ellington pour Anatomy Of A Murder en 1959.
Ce n’est donc qu’en 1959 que Duke Ellington, le plus grand compositeur de l’histoire du jazz, célébré dans le monde entier depuis 1930, se voit confier la musique d’Autopsie d’un meurtre. En observant la progression du tournage, en assistant à la projection des rushes, en discutant quotidiennement de la musique, le compositeur devenait partie intégrante du film. Cette collaboration idéale porte ses fruits dès le générique, très percutant, rythmé par un blues où les courts motifs des cuivres déchirent l’espace, comme les dessins noirs de Saul Bass, proches de l’abstraction, lacèrent le fond blanc de l’image.
2) Le jazz en « décor » sonore, reconstitution d’une époque :
Dans The Man with the Golden Arm (L’Homme au bras d’or), d’Otto Preminger, en 1955, Frank Sinatra joue le rôle d’un musicien de jazz, batteur et junkie. On entend avec bonheur des musiciens West Coast, qui jouèrent dans nombre de films de cette période, l’orchestre de Shorty Rogers avec Shelly Manne, dans ce film qui aborde très directement le problème de l’addiction dans les milieux des musiciens de jazz.
Ellington vient à Paris avec Billy Strayhorn, en 1960, enregistrer avec des musiciens français dont Guy Laffite, des thèmes pour le film de Martin Ritt Paris Blues, où cette fois c’est Sidney Poitier qui joue le rôle d’un saxophoniste. Le Cotton Club de Francis Ford Coppola en 1984 est une vaste fresque très personnelle, où le cinéaste nous fait partager « sa » mémoire du jazz. L’acteur principal Richard Gere joue lui-même du cornet ! Francis Ford Coppola ambitionne de raconter deux décennies majeures de l’évolution du jazz dans Cotton Club, lieu new-yorkais mythique de l’ère swing. Mais les multiples concessions nécessaires à cette énorme production le contraignent à abandonner son projet initial pour un film de gangsters, réduisant la musique de Duke Ellington à un luxueux décor.
Les relations ambiguës entre la pègre et les jazzmen des années 30 sont à nouveau au cœur de Kansas City, réalisé par Robert Altman en 1996, évocation sous forme de reconstitution soigneuse de la jeunesse du metteur en scène, dans les clubs de la seconde capitale du jazz. Les jeunes musiciens les plus en vue des années 90, parmi lesquels les saxophonistes James Carter et Joshua Redman, y rendent un hommage à leurs prestigieux aînés, dont Count Basie, et aux jam sessions historiques, où Coleman Hawkins défiait Lester Young au Hey Hey Club.
Le genre du film noir, les thrillers des années 60, utilisent le jazz tout naturellement. Jean-Pierre Melville, fin connaisseur de cette musique, fera appel à Martial Solal pour Deux hommes dans Manhattan en 1958, à Jacques Loussier pour « Piano-bar » dans Le Doulos en 1962. Les polars de Jacques Deray ont souvent une B. O. signée Michel Magne, même si la musique de Claude Bolling dopa le célèbre Borsalino (1969) ; les films d’Edouard Molinaro jouent musicalement des contraintes formelles émotionnelles de ces films noirs de Série B. Le jazz est obligatoirement sur la bande-son et le casting est aussi d’époque : Delon, Belmondo, Ventura.
Le cas particulier d’Ascenseur pour l’échafaud : il arrive tout à fait exceptionnellement, que la musique prenne une telle dimension qu’elle reste et se diffuse plus que le film lui-même. En 1957, le cinéaste Louis Malle engage Miles Davis pour réaliser la musique de son film. L’enregistrement en est resté mythique. Le musicien est informé du projet à Paris, le film est visionné, et après une tournée de trois semaines, Miles Davis passe au studio d’enregistrement avec ses musiciens (Pierre Michelot, René Urtreger, Barney Wilen et Kenny Clarke). En quatre heures, la nuit du 4 décembre 1957, devant les images projetées, ils improvisent en se conformant aux besoins de Louis Malle et aux idées de Miles Davis. Il s’agit d’un très bel exemple d’osmose entre le cinéma noir et la face la plus nocturne du jazz distillée par la trompette du magicien Miles Davis.
1959 est aussi l'année de sortie de Deux hommes dans Manhattan, film inclassable de Jean-Pierre Melville. Filmé en grande partie en extérieur, Deux hommes dans Manhattan est un portrait à la fois très sombre et très poétique de New York. L’intrigue policière n'est ici qu'un prétexte à une errance nocturne ponctuée par les petits motifs jazzy de l’orchestre de Christian Chavallier. Melville fait du jazz une présence visible, un personnage de son film.
Dans le même contexte, d'autres font appel aux musiciens américains, pas forcément habitués des grands écrans. C’est le cas d’Alain Corneau, fin connaisseur et passionné de jazz, journaliste aux Cahiers du jazz, batteur semi-professionnel avant d’être cinéaste. Il confie à Gerry Mulligan la partition de La Menace (1977) avant de demander au compositeur Alain Sarde d'écrire la musique du Choix des armes (1981) destinée à l’assemblage particulier entre un grand orchestre et deux contrebassistes noirs américains, Ron Carter et Buster Williams. Travaillant sur la structure mécanique du thriller, Corneau renouvelle l’association jazz/polar. C'est le cas également dans Série noire (1979), adaptation par Georges Perec et Alain Corneau d’un roman noir de Jim Thompson, Des cliques et des cloaques.
Dans toute l'histoire du cinéma, le jazz n'est jamais plus présent que lorsqu'on ne l'y attend pas, au détour d'une image : que l'on pense à la musique d'Henry Mancini pour La Soif du mal d'Orson Welles...
Certains musiciens sont amateurs de cinéma comme certains metteurs en scène aiment le jazz. Ils sont nombreux à choisir la musique de leur film avec le plus grand soin : Alain Corneau, Bertrand Tavernier, Clint Eastwood, Martin Scorcese...
La télévision donne le ton en systématisant les innovations d’Elmer Bernstein, auteur lui-même de la partition de la série Johnny Staccato (1959-1960), calque à peine déguisé de celle de L’Homme au bras d’or, alors que Henry Mancini se charge de la partition de Peter Gunn (1958-1961). Ces deux personnages de détective privé soulignent à leur manière l’intérêt des studios hollywoodiens pour la musique swinguée : le premier, interprété par John Cassavetes, est, entre deux enquêtes, pianiste de jazz dans une boîte de Greenwich Village, tandis que le second fréquente assidûment un autre club, le Mother’s, et se révèle un jazzophile averti.
Une nouvelle génération de compositeurs-arrangeurs venus du jazz travaille d’abord pour ces séries avant d’apparaître au générique des grands écrans. Dave Grusin est l’auteur de la musique de Baretta, Quincy Jones, exemple atypique puisque seul homme de couleur, s’impose grâce au succès de L’Homme de fer (1967). Mais le plus prolifique d’entre eux est Lalo Schifrin. Son jazz se retrouve dans ses musiques pour les séries policières dont les arrangements pour les westcoasters (Shelly Manne, Red Mitchell, Barney Kessel ou Ted Nash) sont régulièrement assurés par Shorty Rogers ou Jay Jay Johnson. Le renouveau des sonorités de la musique de film au tournant des années 60 est en grande partie dû à ces jeunes compositeurs et arrangeurs, auxquels il faut ajouter Johnny Mandel, Ralph Burns et Lennie Niehaus.
Dans les années 60 et 70 apparaissent de nouveaux héros à l’écran ou à la TV et avec eux un son différent, un rythme nouveau et des compositeurs étonnants. Schiffrin se fit définitivement connaître par les thèmes de séries et de films, souvent « policiers », devenus des « tubes cathodiques » comme Mission : Impossible, Mannix, Starsky & Hutch ou les musiques de Luke la Main froide, Bullitt, L’Inspecteur Harry, The Fox. Ce sera la période faste des arrangeurs et des compositeurs de B. O. : Quincy Jones, Johnny Mandel, Neal Hefti... Des jazzmen tentent à leur tour l’aventure du cinéma policier (Eddie Sauter, Neal Hefti, Don Ellis, Herbie Hancock). Jerry Goldsmith, John Williams et John Barry, virtuoses de la musique hollywoodienne mettent eux aussi à profit leur intérêt pour le jazz.
L’association imaginaire entre film noir et jazz est devenu réalité. Le film noir renaît au milieu des années 60. Mais l’heure n’est plus au romantisme. La sécheresse et les tensions des riffs, la pulsation régulière : cette musique de l’instant vécu est devenue, via les séries télévisées, beaucoup plus qu’une musique, un personnage familier.
Le jazz fait donc une remarquable et durable entrée dans la musique de film au moment où la drogue, le sexe, la violence ou le racisme sont clairement évoqués à l’écran. L’urgence des propos, liée à des préoccupations contemporaines, autorise des explorations audacieuses, dans le but d'en trouver des équivalents musicaux.
Parmi ces musiques de films qui inspirent des musiciens de jazz, signalons le thème éponyme créé par David Raksin pour Laura, le film d’Otto Preminger (1944), qui a inspiré nombre de musiciens de jazz dont le saxophoniste ténor Don Byas. On pourrait également citer le thème de Spartacus qui a été jazzifié avec bonheur...
Parallèlement aux films strictement musicaux qui perpétuent eux aussi à leur manière les années 30, s'instaure peu à peu une autre tradition, celle du musicien de jazz, génie manqué ou maudit, confronté au mal de vivre, à la maladie, voire à la drogue, au sexe, à la violence. C'est le cas du héros de La Peau d'un autre, qui nous ramène à l'époque du dixieland et de la Prohibition, sur fond d'histoire de gangsters. A l'origine de ces nouveaux clichés, la courte vie d'un cornettiste, pianiste et compositeur : Bix Beiderbecke, mort à vingt-huit ans en 1931.
Un jazz de studio : à côté des compositeurs symphoniques, et parfois avec eux, des jazzmen, très majoritairement blancs, font carrière à Hollywood.
Le cinéma en général et le cinéma policier en particulier est vite conquis par cette musique séduisante, par ce cool jazz, loin de la hargne du bop. Quelques noms ont apporté une contribution non négligeable à l’histoire du jazz, et méritent d’être signalés : Shorty Rogers, Shelly Manne et Jimmy Giuffre, le trio phare de la West Coast, mais aussi Pete Rugolo, Barney Kessel, Benny Carter, Bob Cooper, tous instrumentistes, compositeurs et arrangeurs.
Ils enregistrent sans relâche, dans les très lucratifs studios de télévision et de cinéma. Le jazz blanc et sage est à la mode à Hollywood, et il donne une couleur très particulière à la musique de film, équilibre parfois subtil entre l’écriture orchestrale des années 30 et les audaces contemporaines. Cette nouvelle esthétique ne bouleverse pas immédiatement les rapports entre la musique et l’image, mais elle permet un renouvellement des hommes, et une confirmation du jazz comme influence majeure pour des musiciens qui ne sont plus dépendants des majors sur le déclin.
Que ce soit pour les compositeurs influencés par la musique noire ou pour les westcoasters, le jazz n’est plus seulement un élément du décor, il n’a plus besoin d’être à l’image pour exister au cinéma. Il devient composant à part entière du langage cinématographique. Ses spécificités musicales sont utilisées pour elles-mêmes, et les bandes sonores s’enrichissent désormais de nouvelles tensions harmoniques et rythmiques, créées en grande partie par une instrumentation originale, où les cuivres sont omniprésents.
Le saxophoniste Art Pepper en a été l’exemple le plus célèbre, toujours pour des affaires de stupéfiants, mais il y eut aussi des arrestations retentissantes, comme celle de Billie Holiday, au moins à deux reprises, ou encore de Thelonious Monk qui va se faire coincer alors qu’il est en voiture avec sa grande amie, la baronne Panonica de Koenigswarter, lors d’une tournée dans l’État du Delaware au milieu des années 50... L’épisode laissera Monk sans activité pendant deux ans parce qu’il n’a plus sa carte de cabaret.
Quand cette violence ambiante est associée à la dureté de certains tempéraments, celui de Charles Mingus par exemple, cela donne lieu à des situations mi-cocasses, mi-dramatiques, comme lorsque Mingus entend régler à coup de hache une querelle avec le tromboniste Juan Tizol dans l’orchestre de Duke Ellington. La Prohibition sera également propice à certains épisodes complètement « roman noir »... Il s’agit là d’une violence moins dramatique, mais quand Fats Waller se fait enlever par les hommes d’Al Capone pour qu’il lui joue à son anniversaire un morceau de piano, c’est une aventure plus que cocasse...
Autre tabassage, mais pas de la part d’un policier, cette fois, et dont Chet Baker est victime en 1966 lors d’une fâcheuse rencontre avec des dealers à San Francisco... Tabassage mortel, enfin, en 1987, lorsqu’un vigile de boîte de nuit en Floride met un point final à la légendaire trajectoire de Jaco Pastorius...
Si la vie de certains jazzmen tient du roman noir, leur mort, souvent, relève du même genre. On sait aujourd’hui que ce qui a amené le corps du saxophoniste Albert Ayler à flotter sur l’East River, en novembre 70, était surtout lié à un drame existentiel... Albert Ayler s’est suicidé pour toute une série de raisons, sauf qu’on n’a pas cessé de faire de sa mort un polar, en faisant intervenir pêle-mêle trafiquants de drogue, Black Panthers et autres officines du FBI... Mort « hardcore » également pour le trompettiste des Jazz Messengers, Lee Morgan, tué par son ex-femme qui l’avait surpris en galante compagnie... King Curtis, le mentor d’Aretha Frankin, est poignardé, lui, après une altercation.
Ces quelques éléments mettent en relation le jazz et cette violence du monde qui est en fin de compte le principal carburant du polar et du roman noir...
Vrai genre favori des lecteurs jazzophiles, l'autobiographie n'est certes pas le plus riche en réussites. On retiendra pour leur qualité de confession « à cœur ouvert » les mémoires de Billie Holiday (Lady Sings the blues), de Mezz Mezzrow (La Rage de vivre), de Charles Mingus (Moins qu'un chien), d'Art Pepper (Straight Life) et de Hampton Hawes (Raise Off the Coward Up Me), et pour leur grande valeur documentaire celles de Duke Ellington (Music Is My Mistress) et de Dizzy Gillespie (To Be Or Not To Bop).
Les modèles du genre restent Le Bar à Joe des Argentins Munos et Sampayo et surtout L'Homme de Harlem de l'Italien Guido Crepax. Leur influence est sensible dans les sombres intrigues du Belge Louis Joos, spécialiste de la B.D. bluesy avec Ostende-Miami, Saxo-Cool et Musique de nuit. Son compatriote Ever Meulen n'a pas publié d'album, mais des strips, affiches et pochettes de disques réunis dans une anthologie chez Futuropolis. Tout aussi coloré, Blues in the Night est un pastiche signé Filips de la chanson de Michel Jonasz, La Boîte de jazz.
Côté français, Ferrandez, l'illustrateur de Jazz Hot, a publié avec Raynal Nostalgia in Time Square. Dans le recueil de Götting intitulé Détours, le héros de « Carnegie Lune » est (encore ! ) un saxophoniste de jazz... Quant à l'Italien Liberatore, il est l'auteur de « Sax Blues » dans l'album Musicomix.
Au tournant du XXe siècle, trois formes d’expression artistique inédites sont apparues : le cinéma, le jazz et... la bande dessinée. Le jazz est plus qu’un accessoire, mais bien une composante à part entière de l’intrigue. Plus précisément, le milieu du jazz devient le cadre de l’histoire et les principaux personnages des calques de véritables jazzmen.
Parangon du genre, Barney et la note bleue (1987) de Jacques de Loustal et Philippe Paringaux évoque toute la mythologie du jazz des années 1950, mythologie qui a toujours exercé un fort attrait sur les Européens. Une B.D. qui se lit, avec un disque qui s’écoute : Barney Wilen, saxo-ténor qui a côtoyé les plus grands comme Jay Cameron, Art Blakey, Miles Davis, Bud Powell... En image et en musique, une histoire d’amour menée be-bop battant par un musicien de jazz célèbre à la fin des années 50... Basé sur la vie du saxo ténor Barney Wilen, le livre raconte la vie déréglée d’un musicien accro aux narcotiques, à la manière de cet anti-héros par excellence qu’était Chet Baker. Fiction et réalité se chevauchent, mais le drame finit par emporter le protagoniste au milieu de tous les clichés d’usage, comme l’ultime dose de drogue ou encore le lancinant leitmotiv de Besame Mucho, le morceau fétiche du musicien.
Enfin évoquons la trilogie Jazz Maynard de Raule et Roger. Cette série noire et plutôt violente, qui mêle jazz et polar, a pour théâtre le « mythique et déliquescent » quartier d’El Raval à Barcelone. Les références au jazz sont assez anecdotiques et réduites à la portion congrue, et le héros manie plus volontiers le flingue que la trompette. Ici, les multiples flash-back sont de rigueur et les scènes simultanées dans des lieus différents imposent un rythme soutenu et un suspense haletant. L’ambiance qui s’en dégage n’est pas sans rappeler les films noirs américains d’après-guerre.
Présentation : La littérature policière et les polars au cinéma regorgent de références musicales, et en premier lieu le jazz. Plus largement, cinéma, romans et bandes dessinées ont su associer au polar la fameuse note bleue du jazz. Jazz et roman policier moderne sont apparus aux Etats-Unis à peu près à la même époque. Ils ont été tous deux marginalisés, qualifiés de "mauvais genres", et ont été, et sont parfois encore, populaires et engagés. Rien d'étonnant donc à ce qu'ils se soient rencontrés. C'est ensuite le cinéma et ses polars parfois violents, parfois racés, qui ont pris le relais de la note bleue. Cette exposition vous propose de découvrir la quintessence d'un genre, le "polar jazz", ses personnages, ses œuvres, ses codes et ses rites...
Informations pratiques : Cette exposition est constituée de 11 panneaux (dont un panneau d'ouverture) souples de 80x140 cm.
Questions et réservation : Contactez-nous pour tout renseignement complémentaire et cliquez sur le bouton ci-dessous pour réserver l'exposition !
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